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Kafka sur le rivage

Haruki Murakami

Belfond

  • Conseillé par
    22 avril 2010

    Roman d'Haruki Murakami. Lettre M de mon Challenge ABC.

    Kafka Tamura a longtemps préparé sa fugue. Le jour de ses quinze ans, avec un simple sac à dos, il quitte la maison d'un père qu'il déteste. Séparé de sa mère et de sa soeur à l'âge de quatre ans, il vit avec la malédiction lancée par son père: "Un jour, je tuerai mon père de mes mains, et je coucherai avec ma mère et ma soeur." (p.269) Sur l'île du Shikoku, entre les murs paisibles de la bibliothèque commémorative Komura ou perdu en pleine forêt, il cherche à échapper à la prédiction funeste et à comprendre pourquoi sa mère est partie si tôt. Venu du même quartier que lui, le vieux Nakata sait parler aux chats. Après un incident d'une violence inouie, il décide de partir vers l'Ouest. Il a quelque chose à accomplir, il ne sait pas vraiment quoi, mais il le saura quand ce sera le moment. Là où il passe, il pleut des sardines, des maquereaux, des sangsues. Et ressurgie après un long silence, une étrange histoire d'évanouissement collectif semble relier le jeune Kafka et le vieux Nakata.

    Une fourmillière. Un labyrinthe. Une cornu copia. Un sac à malices. Un jeu de dupes. Ce roman, c'est tout ça à la fois. Et c'est parfaitement délicieux et réussi. Dans un Japon tout à fait moderne, au milieu d'un réseau de transports des plus perfectionnés, les personnages rencontrent des figures emblématiques. Johnnie Walken, avatar maléfique de Johnnie Walker, et le Colonel Sanders apparaissent tout naturellement. Si les amateurs de whisky et de restauration rapide sont servis, les enfants qui sommeillent en chaque lecteur ne peuvent pas manquer d'être touchés par toutes les références aux contes européens traditionnels. Hansel et Gretel, Le Petit Poucet et Le joueur de Hamelin pointent le bout de leur nez au milieu des sanctuaires shinto ou de la soupe au miso. Le réalisme magique est très ancré dans le livre, quand Kafka se perd dans une forêt avaleuse d'hommes ou quand Nakata parle avec une pierre qui s'ouvre et qui se ferme.

    "La bibliothèque était ma seconde maison. Ou plutôt le seul endroit où je me sentais vraiment chez moi." (p. 45) Et tout au long de ma lecture, j'ai eu l'impression que Murakami m'ouvrait sa propre bibliothèque pour me laisser m'y promener librement. L'auteur ne se contente pas de mêler les contes traditionnels occidentaux et les contes traditionnels japonais (voir le Dit du Genji et la tradition des esprits). Il cite et utilise les mythes antiques. C'est ainsi qu'on retrouve le personnage de Kafka dans la situation d'Oedipe, et Nakata dans une situation presque similaire à celle d'Anchise porté par Énée. Murakami ne s'arrête pas là. Kafka rencontre un hermaphrodite féru d'androgynie et d'Aristophane, de Platon, d'Aristote et de Sophocle.

    Loin de se contenter des philosophes grecs, Haruki Murakami nous emmène faire une grande balade à travers les siècles philosophiques, de Hegel à Bergson en passant par Freud et Hannah Arendt et sa réflexion sur la responsabilité face au mal dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem. L'auteur nous fait aussi faire la tournée des grands ducs de la littérature universelle: Yeats, Jean-Jacques Rousseau, Kafka bien entendu, et beaucoup d'autres. Et pour finir en beauté, il nous sert aussi quelques épisodes bibliques retravaillés à la sauce soja: la pluie d'animaux version pluie de poissons ou pluie de sangsues, ça fait rire et ça fait peur. En fait, ça fait surtout peur quand c'est un petit vieux aux tendances divinatoires qui l'annonce et que ça a tout l'air d'une malédiction.

    Si on déambule dans des siècles de littérature, le seul texte produit par le roman, à savoir le témoignage de Mademoiselle Saeki, part en fumée sans qu'on en connaisse une ligne. Kafka sur le rivage est un texte duquel on sort pour aller vers d'autres textes, ce n'est pas un texte qui retient. Récit d'initiation, il est un roman que l'on traverse, comme les personnages traversent les épreuves qui les mènent à la révélation. L'errance même de Nakata est le reflet de la lecture: on avance dans le livre sans savoir où l'on va, mais en sachant qu'on ne peut pas aller ailleurs.

    Pourquoi en rester à la littérature? Murakami nous emmène dans des univers sensoriels très différents. Après un bon tube de Prince, il envoie Trio à l'Archiduc de Beethoven. Le septième art n'est pas en reste avec de nombreuses références aux films de Truffaut, notamment Les Quatre Cents Coups, ou avec La Mélodie du Bonheur.

    J'aime qu'un personnage soit travaillé dans les moindres détails. Kafka signifie "corbeau" en tchèque. Ce n'est pas le genre d'information qui saute aux yeux. Le jeune héros (ou anti-héros...) est accompagné d'un double qui porte le nom du "garçon nommé Corbeau". Quand ce double prend la parole, le texte est imprimé en gras, c'est une voix de la conscience exacerbée, qui dit tout ce que Kafka Tamura n'ose pas se dire ou comprendre. L'auteur propose une version chantée et une version picturale du prénom de son héros. Il y a la chanson de Mademoiselle Saeki, Kakfa sur le rivage, et la peinture qui décore la chambre d'amis de la bibliothèque, ainsi décrite: "Une âme solitaire errant le long d'un rivage absurde battu par les flots. C'est peut-être la signification de ce nom: Kafka." (p. 304)

    J'ai beaucoup apprécié la différence des niveaux de narration selon les personnages traités dans chaque chapitre. Quand Kafka est le sujet d'un chapitre, le récit est à la première personne. C'est le garçon qui raconte, qui sent, la focalisation est interne, totalement centrée sur les ressentis, les rêves et les pensées de l'adolescent. Quand Nakata s'impose, le récit est à la troisième personne. Le personnage lui-même, dans ses dialogues, parle de lui à la troisième personne. On sent une distance plus nette entre le personnage et le narrateur, même si le lecteur ne saisit pas tout ce qui se fait. On avance à l'aveugle, tout comme Nakata qui cherche sans le connaître l'objet de sa quête. Il y a les interrogatoires au sujet du Rice Bowl Hill Incident (voir le court métrage de Christian Merlhiot): c'est un langage policier, entre questions précises et réponses plus ou moins honnêtes. Enfin, il y a tous les articles de journaux où le langage s'incarne dans ce qu'il a de plus froid et de plus informatif, sans aucune implication ni extrapolation.

    D'aucuns diront que j'ai abusé des liens hypertextes pour ce billet. Ce n'est pas à moi qu'il faut en faire reproche. Je n'ai fait que suivre l'exemple de Murakami qui, en un livre, nous fait ouvrir bien des portes de bibliothèques! Je me suis tout simplement délectée de cette lecture qui m'a tenue en haleine pendant deux jours. Je la recommande à bien des lecteurs, parce que tous sauront y trouver leur bonheur!