La librairie vous accueille du mardi au samedi de 10h à 12h30 et de 14h à 19h
27 rue Franche, 71000 Mâcon - 03 85 38 85 27 - cadran.lunaire@wanadoo.fr
 

Jack Twiller

Je suis tombé un jour sur un texte écrit par un obscur poète contemporain, je n'ai jamais trouvé mieux pour décrire mon rapport aux livres :

"Le jour où ma sœur m’a dit qu’elle ne lisait jamais, eh bien je lui ai dit non pas qu’elle manquait l’occasion de se constituer une culture, mais je lui ai dit qu’elle se vautrait littéralement, qu’elle se vautrait dans la vie sociale et dans le salariat et qu’elle se détournait de sa vie à soi, personnelle, solitaire, que représente bien, quoi qu’on en dise, l’acte de lire."

Barême :

***** : chef d'oeuvre (biblio idéale)
**** : grand livre
*** : bon livre
** : livre correct
* : sans intérêt
° : mauvais

Conseillé par
20 juin 2010

Un vieux professeur affublé d’un surnom vexatoire par ses élèves depuis des générations, nourrie à leur égard une haine tenace que sa propre déchéance lui permettra d’assouvir. Il lui faut pour cela se défaire de la trace la plus infime de considération que son érudition vaine a longtemps préservé, et devenir dans les bras d’une danseuse qu’il a sorti d’un bouge minable, celui que tout le monde a décidé qu’il était : une ordure. Heinrich Mann, le frère de l’autre, explore les travers d’une société engoncée dans son hypocrisie puritaine, qu’il précipite dans une dépravation orgiaque à la mesure de sa rigidité : pour en venir a bout le professeur se fera le chantre d’un anarchisme moral effréné, poussé par une sorte d’amour contraint, une tendresse traîtresse où s’abîme deux cœurs déjà morts. Mann recherche la grandeur dans la répugnance et la vulgarité, il puise le sérieux dans un puit de ridicule que son professeur ne cesse de creuser, rejetant de grande pelletés d’orgueil par-dessus la société en équilibre au bord du trou. Mais le plus dérangeant ce n’est pas tant cette charge contre la société que la manière qu’à son personnage de nourrir sa haine de lambeaux d’amour. Superbe roman.

Edlef Köppen

Tallandier

Conseillé par
20 juin 2010

L’ordre du jour paru en 1930 mais interdit par les nazis dès 33, est le récit en grande partie autobiographique d’un engagé volontaire allemand lors de la première guerre mondiale. On le verse dans l’artillerie : d’abord simple canonnier, il sera nommé lieutenant et attaché à l’état major de son régiment à la fin de la guerre. La seule raison pour laquelle il a grimpé les échelons est qu’il a survécu. Dans cette guerre, être un héros ne requiert pas de courage particulier, il faut juste survivre, encore et encore. L’ordre du jour ce sont donc les journées d’un simple soldat, l’attente, la routine, et puis l’enfer qui se déchaîne.

Koppen restitue avec une économie de moyen remarquable le déchaînement des batteries, le feu roulant de l’ennemi invisible, les obus qui labourent la terre jusqu’aux corps enfouies dans la boue, les pièces déchiquetés avec leurs servants, s’insinuant brièvement dans l’esprit affolé de son double où la pensée est lâchée, incapable de suivre le cauchemar dans lequel elle est prise. Et puis ces absurdes morceaux de tranquillité, ces minces blocs de quiétude, une permission, des civils moqueurs, une promenade en barque avec une française, un village qui couvre les rues de fleurs sûr de sa libération prochaine, ou bien un cessez le feu : des soldats russes et allemands qui quittent leur tranchées pour s’échanger du savon et des cigarettes, se sentir un peu humain. L’horreur est cantonné aux tranchées, au point que l’on se demande ce qui a pût se passer dans l’entre deux guerres dans les mentalités pour que ces êtres humains respectueux soient étouffés par la haine. Et Koppen apporte sa réponse, sans le savoir il annonce une autre barbarie. Son œuvre est le résultat d’une collecte d’informations, de collages de bribes épars témoignant du déroulement de la guerre à l’arrière, entre deux boucheries, entre deux obus qui tombent, il cite les communiqués de la censure ou du commandement, plus loin c’est une réclame pour un livre de spiritisme, ou un menu de restaurant. Il accumule les témoignages, d’une folie qui gangrène les esprits et sème l’idée de l’invincibilité allemande dans la population, empilant des couches de vérité et de mensonges jusqu’à ce que le décalage soit tel qu’on se surprenne à sourire incrédules devant l’absurdité d’une guerre que personne ne cherche même plus à justifier. Koppen semble deviner dans cette censure monstrueuse les germes de ressentiment qui ont laissé éclore le nazisme. A l’état d’esprit du soldat captif dans son trou, à moitié noyé par la pluie, sous les rafales des aviateurs et le rideau d’obus adverses qui s’écrase autour de lui, succède un point de vue élargie par le hasard : le survivant est sorti de son trou, il dissèque les cartes d’état major, il planifie les attaques, coordonne les mouvements de troupe, sa responsabilité dans ce carnage grandissant au fur et à mesure que son incapacité à saisir la terreur au loin s’impose à lui, entraîné à la périphérie d’un mouvement qui le projette dans une ronde folle : il est parmi des officiers, ils écoutent des disques à l’envers, dansent et gueulent en pyjama, un chapeau de papier enfoncé sur le crâne pour le carnaval. Il est plus seul encore à l’arrière qu’au fond de son trou, plus pacifiste que jamais, et plus impuissant encore à le dire. Je ne crois pas qu’il existe un plus grand livre sur la première guerre mondiale, il lui faudrait s’élever bien haut, à la hauteur des plus grands chefs d’œuvres, pour pouvoir rivaliser avec L’ordre du jour.

Conseillé par
20 juin 2010

Kurt Vonnegut était prisonnier de guerre à Dresde lorsqu’une brochette de gradés a décidé d’en faire un objectif stratégique à anéantir pour hâter la fin de la guerre, et accessoirement livrer aux rouges une ville dévastée. Enfermé dans un abattoir, il survit aux bombes. Les jours suivant il creuse les décombres à la recherche de corps.

Abattoir 5 est l’histoire d’un opticien qui revient visiter le passé de l’auteur : jeune homme insignifiant, engagé comme auxiliaire de l’aumônier, Billy est envoyé au front, sans arme, sans entraînement, sans uniforme. Ce soldat en toc survit inexplicablement là où ses camarades plus belliqueux s’effondrent. Il survit à la guerre, aux camps de prisonniers, à Dresde. Si Vonnegut a choisi ce clown pour explorer son propre passé c’est qu’il a fort commodément affublé son double d’un don embarrassant qui le sépare de ses contemporains tout en lui prêtant l’omniscience d’un narrateur immergé dans le présent mais capable de l’évoquer avec le recul du survivant. Enfin c’est surtout le reste de l’humanité qui est à la traîne : voyez vous, l’idée même d’un temps qui s’écoule dans une seule direction parait particulièrement stupide aux Tralfamadoriens, petits bonshommes verts qui partagent avec Billy une conception un peu plus évoluée du temps, sautant d’une époque à une autre à tout moment, capacité fort appréciable pour supporter la condition de prisonnier de guerre, ou celle d’homme marié.

Vonnegut adosse l’Histoire à un écran fictionnel en apparence délirant, ici les martiens, pour célébrer la bêtise humaine (l’homme n’est pas foncièrement méchant pour Vonnegut, il est surtout très très con). Ce qui nous est présenté comme fantastique est finalement très terre à terre : les martiens kidnappent Billy et le collent nu dans un zoo, on lui adjoint une femelle pour voir ce qui se passe, tout le monde s’agglutine pour mater, comportement très humain, très sain. La vraie science fiction ce sont les ruines de Dresde, ses cratères et ses charniers, inexplicables.