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Le Démon

Hubert Selby Jr

10-18

  • Conseillé par
    21 juin 2010

    Adeptes de spiritisme s’abstenir. Ce Démon là n’est pas de ceux que l’on exorcise à coup d’eau bénite et de latin de cuisine psalmodié par une poignée de doux dingues. C’est une force qui semble éponger la noirceur de l’encre qui coule de ces pages pour s’en repaître jusqu’à éclater. Il n’y a aucun mysticisme dans l’œuvre de Selby, seulement l’inconnu des limites de l’esprit humain, et le mal qui sommeille en lui. Des pulsions destructrices, un corps qui flagelle l’âme, l’impuissance totale face à ses propres désirs, la jouissance lorsque la chair y succombe, une bile aigre vomie dans les bouges, et le remord qui s’accroche comme un singe sur le dos.

    Le Démon de Selby est un parasite, un virus qui se nourri de perversion, absorbant l’angoisse de l’esprit en contrepartie d’un petit sacrifice, un pas supplémentaire vers la dépravation. Et plus on s’approche du gouffre, plus les pas accélèrent.

    Harry White est un jeune cadre promis à un brillant avenir, il a les dents longues et le talent pour les aiguiser. C’est aussi un séducteur impénitent qui passe ses pauses déjeuners à séduire des inconnues en quelques mots dans la rue pour les entraîner ensuite dans un hôtel pour une partie de jambe en l’air. Il les veut mariées, moins de risque qu’elles s’accrochent, qu’elles mettent fin à la liberté jalousement préservée qui règle sa vie autour d’une suite de rituels. Il y a les parties de base ball avec les copains du quartiers, les soirées monacales avec ses parents chez qui il vit, n’ayant pu se résoudre à vivre seul, et puis tout les petits événements familiaux qui lui donnent le sentiment rassurant de procurer de la joie à ses proches. Les aventures se succèdent, le corps apaisé, vibrant d’excitation, parvient à redresser la tête et à donner le change, oubliant pour un moment le gouffre qui s’ouvre à ses pieds, le Démon qui rôde, le malaise qui s’installe. Et peu à peu un besoin de nouveauté se fait sentir, l’excitation retombe de plus en plus vite, le Démon insatiable grogne. Harry devra trouver d’autres exutoires pour le satisfaire, toujours plus sordides.

    On ignore tout alors du Démon. Harry White mène une vie dissolue, mais mis à part la facilité déconcertante avec laquelle il tombe les femmes et l’angoisse qui le tenaille en arrivant en retard au bureau, compromettant sa carrière, il n’y a rien que de très ordinaire dans sa vie routinière. Et puis les femmes d’abord muettes, minces silhouettes entrevues entre les lignes, prennent de l’épaisseur, acquièrent un relief au creux des pages. Elles deviennent des personnages à part entière, et l’insouciance de Harry laisse la place au reniement de ses convictions de célibataire endurci, tombant finalement, logiquement en fait, amoureux d’une femme. Selby excelle dans cette chronique passionnelle, esquissant les lignes de ce qu’aurait pu être un bonheur sur lequel on peut se retourner des décennies plus tard sans rien regretter. Et pourtant, Selby choisit de forcer le trait, d’aplatir ses personnages en des caricatures sans épaisseur, de faire de ce portrait idyllique une romance aux accents délibérément mièvres.

    Ah les joies du bonheur conjugal, une cuite à la grenadine et au jus de groseille, un banquet de miel doucereux nappant les artères, un paquet de bonbons acidulés enfoncés dans la gorge à coup de pieds dans la gueule. Selby fait de ce tableau attendrissant, de cette image de la réussite, un couple marié, heureux, baignant dans la joie de la paternité, un bassin de douceur sirupeuse où le lecteur se noie, écoeuré. Et c’est avec soulagement presque qu’il s’accroche à la bouée du démon pour en sortir, l’appelant de ses vœux pour en finir avec cet insupportable bonheur, cette réussite exaspérante que l’on en vient à détester par son outrancière platitude. Le Démon semble sortir de ces pages pour nous assaillir, faire corps avec le lecteur, s’insinuer en nous pour nous entraîner avec ce personnage au fond du gouffre.

    Il n’y a pas de parcours qui mènerait de la pauvreté à la richesse, de la solitude à la félicité, pour précipiter ensuite Harry dans l’abîme. Selby fait certes grimper son personnage socialement, lui procurant richesse, estime et foyer, mais l’accomplissement n’est qu’une illusion, un masque voilant l’âme d’un homme aux yeux de son entourage. A tel point qu’au bout d’un certain temps, alors que les griffes du démon poignardent la chair de Harry White, on ne comprend pas que cette puanteur, ce pourrissement de l’âme, ne rejaillisse pas sur ses traits possédés, que sa dépravation gravée dans sa chair n’éclate pas au grand jour et ne brise la normalité qui l’entoure, transformant la compassion en dégoût, l’amour en effroi. On aurait tort de croire que Harry s’élève pour mieux tomber, sa vie entière est une chute vertigineuse dans la déchéance. Il n’y a qu’une seule courbe, toujours ascendante, celle de l’emprise du démon, qui une fois rassasié accepte sagement de suivre l’abscisse. Jusqu’à ce qu’il se réveille, déchirant les entrailles, lacérant l’âme où il s’est niché, réclamant son dû.

    Le génie de Selby réside dans le rythme qu’il insuffle à cette longue plongée dans l’âme agonisante de l’homme, alternant les narrations, accélérant brusquement pour faire d’une douche qu’on croyait purificatrice, un saut de plusieurs semaines qui nous renvoie directement dans l’antre du Démon sans passer par la case départ. Pas de répit, pas de soulagement, on est pris aux tripes, projeté dans une spirale macabre pour suivre la déliquescence d’une âme corrompue par un mal incurable, un poison qui coule dans ses veines et se répand en lui. Par son sens de l’ellipse foudroyant, Selby nous accule avec son personnage au mur du désespoir, sans jamais livrer un semblant d’explication, même s’il en profite pour tourner en ridicule la psychanalyse. Le mal vient peut être de cet excès de jouissance coupable, ou du regard hypocrite et castrateur d’une société carriériste qui aliène l’individu. On ne sait pas, on coule.